Ainsi donc, il s'agissait véritablement d'une société idéale, la meilleure dont on aurait pu rêver pour l'époque. Malheureusement, je ne pense pas qu'elle soit un modèle applicable aujourd'hui. Voici pourquoi.
D'abord, cette République était adaptée au contexte technologique de l'époque, et si son \développement économique n'a pas remis en cause ses principes communistes, et s'il est permis de penser que cela aurait pu continuer longtemps ainsi s'il n'y avait eu sa destruction de l'extérieur, ce n'était pas pour autant une société figée, et nous ignorons comment elle se serait adaptée aux conditions technologiques plus modernes, car la description d'une telle adaptation ne pourrait venir que de l'expérience et non d'une théorie quelconque, ou alors il faudrait une étude théorique vraiment colossale. La question de savoir comment on pourrait aujourd'hui constituer une société communiste est donc très loin d'être évidente.
Ensuite, mentionnons un certain nombre d'objections particulières, données directement en fait par la logique libérale.Il existe une autre notion de justice, à côté de celle de la récompense pour la peine:
celle de la récompense pour l'utilité du travail fourni. Certes on voudrait éviter cela,
et corriger l'injustice des dons que la Providence a fait à tous.
Mais comment peut-on en juger ? Comment savoir, lorsque quelqu'un produit moins, si c'est parce qu'il n'est
pas capable de produire plus, ou si c'est parce qu'il est paresseux, parce qu'il a choisi d'être paresseux ou si
sa nature le force à être paresseux, ou encore s'il pratique un métier qui ne l'utilise pas à pleine capacité,
tandis qu'il y aurait un autre métier possible qui le rendrait plus productif ? Dans ce cas, si quelqu'un d'autre
par son observation et sa connaissance en prend conscience et lui fait changer de métier, cette décision est
finalement ce qui est productif, et il est normal qu'une part de mérite lui revienne.
Mais si cet individu refuse de changer de métier par convenance personnelle, que peut-on y redire ?
Je ne vois donc d'un point de vue objectif rien de mieux que l'incitation financière pour cela, donc
payer pour chaque métier suivant son rendement, quitte à y mettre des corrections suivant des
estimations subjectives.
En général, tout écart de revenu par rapport à ce que donnerait la loi du marché, ou bien
récompense un travail d'intérêt collectif, ou bien est un don , c'est-à-dire que sans vouloir
le restreindre cela doit pour des raisons pratiques être rangé dans la catégorie de la
charité en compensation d'une injustice de la Providence (qui rend les gens plus ou moins
productifs suivant le hasard), et non une "justice socale" objective, un "droit" acquis, afin de
ne pas en abuser. Car un droit est normalement l'expression d'une liberté qui ne nuit pas à
autrui et peut être utilisé sans limite suivant les convenances personnelles, tandis que don
signifie obligation morale de faire attention et de chercher à sortir de ce soutien dans la mesure
du possible, parce qu'il pèse sur les autres et qu'il est donc moralement préférable de l'éviter.
A ceux qui ne font pas leur possible l'allocation doit être retirée. Et cette condition (sauf dans
certaines situations claires comme l'invalidité) ne pourra jamais être définie par un règlement,
mais doit être analysées suivant le registre de la charité subjective.
Ceci pour appréhender des situation du style où par exemple des gens se feraient payer des
soins superflus aux frais de la sécu, ou des allocations chômage parce qu'un travail qu'ils
auraient pu faire ne leur convient pas...
A cela s'ajoute la remarque que si vous refusez aux gens doués le bénéfice financier de leurs
dons, il peuvent toujours choisir de quitter le pays avec leur cerveau pour aller en un lieu du
monde où ils pourront exploiter ce bénéfice, à moins que vous ne les enfermiez dans le pays
par un rideau de fer.
Il serait absurde d'imposer une durée de travail minimale pour tout le monde. D'ailleurs,
on ne peut prétendre obliger les gens à travailler si personne ne sait quel travail utile ils
peuvent faire. Plus précisément, d'après les causes du chômage actuel telles que les a
analysées par Daniel Cohen, un grand nombre de travaux exigent des compétences très
précises et infaillibles, au point que, en imaginant un "partage du travail" par les 35 heures
et balivernes, quiconque un peu moins qualifié remplacerait celui qui aurait dû faire un travail,
l'effectuerait avec quelques défauts qui hélas, pour des raisons pratiques, auraient des
conséquences catastrophiques pour la production qui ne peuvent pas être tolérées.
Il ne suffit donc pas d'avoir des bonnes intentions de "partage du travail" pour que ce
partage soit possible, mais LE problème est de savoir quels travaux donner à tout le monde,
et expliquer comment la production peut se poursuivre dans ces conditions.
D'autre part, comment fixer un ensemble de biens de consommation distribués à tous ?
les gens voudront presque toujours les changer contre d'autres, ce qui nécessite un marché
et une monnaie. Au lieu de fixer les biens de consommation, il serait déjà plus sensé de fixer
un revenu, laissant chacun libre d'acheter ce qu'il veut. Ainsi arrive la monnaie, comme
mesure de ce que chacun coûte à la collectivité par sa consommation.
Quand on parle de monnaie, certaines personnes sont horrifiées. Pourquoi ? Parce qu'il a des
gens qui gagnent des sommes d'argent collossales qu'ils ne méritent pas. Ils sont donc parasites.
Cet argent leur permet donc de parasiter la société, car il constitue un droit à consommer,
dont ils disposent en quantité excessive.
Mais je voudrais qu'on m'explique: si l'argent n'existait pas, comment ne pourraient-ils plus
parasiter la société par cette même consommation excessive ? Qu'est-ce qui peut donc
bloquer leur consommation ? Le rationnement ? Comment le définirez-vous : pour chaque
marchandise séparément...? Il est donc bien plus sensé que chaque chose ait un prix,
quitte à intervenir sur le revenu.
Mais il faut savoir compter en détail. Ce n'est pas parce qu'on a mal su compter jusqu'à
présent qu'il faut éliminer tout principe de comptage, de même que ce n'est pas parce
qu'on a mal vu quelque chose qu'il faut se crever les yeux.
Et même si tous les gens sont honnêtes et altruistes, n'est-il pas nécessaire de les mettre au
courant des effets de leurs actes sur la société, afin qu'ils soient au courant du fait que telle
option (travail à faire) qui s'offre à eux est aussi bonne que telle autre option pour le reste de
la société alors qu'elle apparaît plus avantageuse pour eux-mêmes, afin qu'ils ne se culpabilisent
pas de l'adopter s'ils la préfèrent ? Et pour les mettre au courant, n'est-il pas nécessaire que le
calcul soit effectué ?
Le travail de comptage que véhicule la manipulation monétaire est donc
finalement dans tous les cas un travail utile voire nécessaire à la société; y compris si tout le
monde est altruiste: ce travail ayant pour but d'informer les gens sur la question de la mesure
de l'impact de leurs éventuels choix sur le reste de la société, afin que le choix de l'option la plus
collectivement utile puisse être réalisé au maximum quand bien même on n'aurait pas la chance
de rencontrer personnellement les gens à qui ces options sont utiles en sorte de percevoir cette
utilité sentimentalement (or, baser le travail et la bonne volonté sur l'amour universel nécessiterait
une perception personnelle et sentimentale du bien effectué pour pouvoir le motiver, ce qui serait
une contrainte contre-productive en pratique). Le problème est alors de parvenir à affiner et
rationnaliser ce travail, pour qu'il soit plus juste, plus efficace et moins dépensateur d'énergie.
Encore un exemple: supposons que dans une société communiste on constate que les nombres
de personnes effectuant deux métiers A et B n'est pas le bon pour répondre aux besoins productifs.
On signale: "Il faut que des personnes faisant le métier A passent au métier B".
Mais il n'y a pas de volontaires. On insiste. Certains se dévouent. Certains le font par un
gros effort, tandis que d'autres pour lesquels ce serait un moindre effort ne se dévouent pas.
Pourquoi? Pas forcément par égoïsme, mais parce qu'il n'y a rien qui permette de comparer
les peines des uns et des autres, qui permette aux uns de savoir la mesure de l'effort que
d'autres mettent à se dévouer.
Tandis que s'il y a une différence de salaire conpensative, cela est mesuré.
On ne peut pas actuellement trouver un petit monde clos constitué uniquement de personnes bonnes et altruistes, car l'organisation économique tournée vers la croissance nécessite actuellement des échanges économiques mondiaux, or dans le monde extérieur actuel les gens honnêtes et malhonnêtes sont mélangés, et l'ouverture à la croissance économique est une nécessité (pouquoi empêcherait-on les gens de vivre plus à l'aise par la même quantité d'efforts, ou vivre aussi bien avec moins d'efforts, si cela ne se fait pas aux dépends d'autrui ?). On a donc besoin d'un système de protection face au monde extérieur où se trouvent beaucoup de gens éventuellement malhonnêtes, tout en préservant des relations économiques abondantes et décentralisées avec eux. De plus, la frontière avec ce monde extérieur doit être perméable, permettant facilement aux gens d'y adhérer sans en abuser, c'est-à-dire qu'une mesure doit être faite des usages et contributions aux ressources de la communauté par ceux qui veulent y adhérer afin de ne pas les épuiser. Voilà pourquoi je pense que le système que je propose sera beaucoup plus résistant face à tous ces problèmes qu'une communauté sans monnaie.
Reprenons encore la question: les gens croient les théories inapplicables, en pensant au marxisme, parce que c'est en fait la seule théorie qu'ils connaissent, tandis que les théories scientifiques et mathématiques leur passant largement au-dessus, ils n'ont pas eu la chance de s'y intéresser personnellement, et ils ont donc tendance à les oublier. De fait le marxisme est la seule théorie qui ait jamais eu l'ambition de pénétrer les esprits populaires et de compter sur le peuple pour sa mise en pratique. Cela ne s'était jamais vu auparavant. Par exemple, quand les physiciens ont eu l'idée que les ondes électromagnétiques pouvaient être utilisées par toute la société pour les communications à longue distance, se sont-ils d'abord efforcés de convaincre le peuple de cette possibilité mirobolante en lui détaillant la preuve par les équations de Maxwell, en comptant sur le peuple pour l'appliquer ? Pas du tout. Ils se sont d'abord appliqués à mettre au point la technologie dans leur coin, jusqu'à ce que cela fonctionne et que le peuple, voyant que cela marche, n'ait plus qu'à se procurer les outils correspondants prêts à l'emploi sans chercher à comprendre.
Mais c'est bien connu, le peuple n'a jamais su et ne saura jamais ce qu'est une théorie: c'est trop compliqué pour lui. Plus il croit connaître une chose comme étant une théorie, moins ça a de chances d'en être une en réalité. Et il ne faut surtout pas lui demander de mettre en pratique une théorie. Il faut la mettre en pratique entre quelques spécialistes dans un coin, puis en distribuer les outils qui l'incarnent prêts à l'emploi. A savoir, pour ce qui concerne un nouveau projet de société, définir la logique de cette société sous forme de logiciels et de sites web, que les gens n'ont plus qu'à utiliser.